Mix-Cité Rennes
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L’appel de la nature pour justifier la répartition sexiste des jouets
vendredi, 4 février 2011
/ Lydie

Le texte ci-dessous fait suite à un reportage de France 2 de décembre 2010 qui relayait une étude justifiant la répartition sexiste des jouets à partir de l’étude de chimpanzés :

Les chimpanzés sont-ils démocrates ?

Personne ne s’est vraisemblablement posé cette question avant de décider que la démocratie est le meilleur régime possible pour les êtres humains organisés en société. C’est heureux ! Pourtant, dès qu’il s’agit des relations de genregenreCe terme est promu par l'histoire des femmes depuis le milieu des années 1980. En parlant de genre, on entend que la condition et l'identité des femmes comme des hommes sont le résultat d'une construction sociale et culturelle dans un contexte donné. Cette conception s'oppose aux idées essentialistes selon lesquelles l'identité féminine ou masculine dépend presque exclusivement des différences biologiques. et de la place des femmes et des hommes dans la société, la Nature est systématiquement convoquée comme détentrice d’une Sagesse supposée.

Ainsi, au moment des fêtes de Noël, une étude abondamment relayée par la presse et la télévision publique (France 2) prétendait justifier les achats de jouets différenciés selon les sexes – des poupées pour les filles, des armes et des voitures pour les garçons – par le comportement des jeunes chimpanzés. Selon l’étude en question (1), de jeunes chimpanzés à qui l’on donne des bâtons jouent avec ceux-ci de différentes manières : jeunes mâles ou jeunes femelles creusent, se battent, les échangent et aussi les portent contre eux, les gardant même parfois pour dormir. Or, les trois quarts des chimpanzés adoptant ce dernier comportement sont des femelles. De là, un raccourci facile : « naturellement », « génétiquement », les petites filles (cousines des chimpanzées) aiment materner, tandis que leurs frères préfèrent explorer et se battre, il est donc légitime de leur offrir des jouets différents.

Pour rester dans la même logique : si des chercheurs observaient, dans une population qui comprend des singes au pelage blanc et des singes au pelage noir, que les premiers ont tendance à dominer les seconds, et les seconds à se soumettre aux premiers, ces comportements seraient-ils alors considérés comme « naturels » et donc justifiables chez les humains ?

Comme le dit Catherine Vidal, neurobiologiste et directrice de recherche à l’institut Pasteur, « se profile toujours le spectre de voir utiliser la biologie pour justifier les inégalités entre les sexes et entre les groupes humains. Le devoir de vigilance des scientifiques et des citoyens face aux risques de détournement de la science est plus que jamais d’actualité (2) ».

On ne trouve que ce que l’on cherche

Toute recherche scientifique commence par la formulation d’une hypothèse, fondée sur une perception intuitive et/ou sur les résultats de recherches antérieures, que l’on va chercher à confirmer ou infirmer. Bien entendu, les chercheurs ne sont pas exempts des influences culturelles et idéologiques qui imprègnent la société dans laquelle ils évoluent. Or, la différenciation sexuelle et tous les stéréotypes qui s’y rapportent sont transmis dès le plus jeune âge, ils font partie du patrimoine commun généralement admis. Façonnés, comme tous leurs semblables, par cette culture commune, les chercheurs peuvent avoir tendance à formuler des hypothèses qui vont dans son sens. Ainsi, on a cru pendant longtemps que c’était le spermatozoïde le plus rapide ou le plus puissant (le plus viril en quelque sorte) qui parvenait à « s’introduire » dans l’ovule, ce dernier attendant passivement le vainqueur. On a découvert tardivement que c’est en fait l’ovule qui sélectionne le spermatozoïde fécondant ; de plus, il « choisit » non pas « le plus fort », mais celui qui est le plus différent de lui génétiquement. Pourquoi était-ce si difficile à admettre ?

Par ailleurs, en éthologie comme en sociologie, parvenir à des conclusions suppose une interprétation : pourquoi le geste des chimpanzés qui « portent le bâton contre eux » a-t-il été interprété « de manière évidente » comme du maternage ? Le fait de garder ce bâton toute la journée, même pour dormir, n’est-ce pas le propre de certains jouets ? Presque tous les enfants, garçons comme filles, ont ce que nous appelons aujourd’hui un « doudou » – qui peut d’ailleurs être un bâton, un bout de tissu ou tout autre objet.

Certaines études nous ont appris à nous méfier des interprétations « évidentes », en montrant que le discours des adultes au sujet d’un bébé et leur attitude envers lui sont très différents selon son sexe, réel ou supposé. Ainsi, des chercheurs (3) ont projeté à deux groupes de jeunes adultes un film montrant un bébé qui pleurait fort, en disant au premier groupe que c’était un garçon et au second qu’il s’agissait d’une fille. Le premier groupe interpréta les pleurs comme une réaction de colère, tandis que le second groupe pensa qu’elle avait peur… Lors d’une autre étude, on avait présenté à un groupe d’adultes un bébé supposé être une fille, leur demandant de le décrire et d’interagir avec lui : le bébé était décrit comme petit, joli, doux, il était caressé. Mais quand le même bébé était présenté comme un garçon à un autre groupe d’adultes, ceux-ci le jugeaient grand ( !), éveillé, et jouaient avec lui de manière plus active. Les bébés filles et les bébés garçons sont surtout différents dans la perception qu’en ont les adultes ! À force, bien sûr, une approche systématiquement différenciée finira par façonner des comportements différents…

La « nature » n’est pas forcément celle qu’on croit

L’opposition nature/culture est un peu simpliste : les sociétés animales mettent en place des modes d’organisation sociale, des rapports de domination, etc., qui relèvent d’une culture bien plus que d’une hypothétique « nature profonde ».

Si l’on en revient à nos cousins les singes, les études sont nombreuses. Pourtant, celles qui aboutissent à des résultats « dérangeants » (pour certain-e-s) ne reçoivent guère d’écho. On rappelle rarement, par exemple, que quasiment tous les bonobos sont bisexuels, ou que « chez de nombreuses espèces, la réceptivité de la femelle joue un rôle important dans l’activité sexuelle : chez le gorille, par exemple, la compétition entre mâles est quasi absente et pratiquement toutes les copulations sont initiées par la femelle. Chez le chimpanzé, le rôle initiateur est joué par les deux sexes. Des copulations peuvent se produire en dehors de la période d’œstrus et sont liées à une large variété de jeux érotiques (4) ». La nature est plus complexe que prévu…

La neurobiologiste Catherine Vidal a maintes fois démontré que le fonctionnement du cerveau n’est pas lié au sexe de manière innée, il varie d’un individu à un autre, en fonction de son histoire personnelle : « Au cours de sa construction, le cerveau intègre les influences du milieu extérieur, issues de la famille, de la société, de la culture. […] Le fait de voir des différences de fonctionnement cérébral entre les sexes ne signifie pas qu’elles sont inscrites dans le cerveau dès la naissance et qu’elles y resteront. Car le cerveau est en permanente évolution sous l’effet de l’apprentissage et de l’expérience vécue (5) […] La femme dans son rapport à l’enfant manifeste les comportements les plus variés qui ne sont pas déterminés biologiquement (6). »

La plupart des recherches donnent raison à Catherine Vidal, et seules quelques études isolées et peu sérieuses disent le contraire. Pourtant, ce sont surtout ces dernières qui sont mises en avant dans la presse, qui titre régulièrement sur le « sexe du cerveau ». Dans la même veine, les livres qui prétendent, sans aucun fondement scientifique, qu’hommes et femmes sont différents au point qu’ils semblent venir de planètes distinctes rencontrent un succès inquiétant. Il est tellement plus facile d’abonder dans le sens des stéréotypes séculaires, des vieilles idées reçues indéfendables scientifiquement, de ne rien remettre en question. Chacun-e à sa place. C’est bien dommage, cela ne favorise guère la liberté de penser et de choisir…

Pourquoi tant d’efforts pour inculquer ce qui est « naturel » ?

Finalement, cette interrogation ne peut manquer de tarauder toute conscience éveillée : si le maternage et le souci de la maison sont instinctifs et apparaissent chez la fille dès le plus jeune âge – et pas chez le garçon –, pourquoi tant de parents pâlissent-ils lorsque l’on offre une poupée ou une dînette à leur garçon ? Pourquoi les magasins de jouets s’appliquent-ils tant à classer les jouets par sexe de manière bien étanche, à grand renfort de codes couleur et de panneaux voyants – en prenant bien garde que personne ne se trompe : essayez d’acheter un tracteur à une petite fille, vous serez immédiatement réorienté-e…

Si l’hétérosexualité est naturelle et si le comportement amoureux des filles et des garçons est prédestiné, pourquoi les albums pour la jeunesse martèlent-ils avec tant d’insistance le modèle du prince courageux et actif conquérant la princesse qui, elle, se contente d’être jolie et amoureuse ?

Si tout était si « naturel », toute la société ne s’appliquerait pas à préparer les petits garçons et les petites filles à une répartition des rôles tellement traditionnelle ; les modèles proposés aux enfants sont beaucoup plus stéréotypés que la société elle-même (7).

Pourquoi, comme le démontre Gayle Rubin (8) – récemment traduite en français –, la société se donne-t-elle autant de mal pour étouffer tout ce qui peut être considéré comme féminin chez les garçons et comme masculin chez les filles, de manière à augmenter le plus possible les différences liées au sexe ?

Pourquoi ce besoin de rappeler sans cesse que les petites filles puis les femmes sont destinées à materner, qu’elles n’aspirent qu’à ça ? Il semble que, pour beaucoup, il est rassurant de cultiver le mythe d’une « mère éternelle », immarcescible, sacrée.

Certes, les femmes mettent au monde les enfants, mais les élever est une toute autre affaire. Le supposé « instinct maternel » ne surgit pas davantage chez les femmes qui viennent d’accoucher que chez leurs compagnons : aimer le nouveau-né peut prendre un certain temps ; s’occuper d’un enfant s’apprend, et il est plus facile de l’apprendre à deux, en couple, que toute seule. L’expérience montre que les pères qui sont présents dès les premières semaines peuvent, aussi bien que les mères, donner les soins nécessaires au bébé. Ils peuvent même aimer ça !

Expliquer les différences et les inégalités entre femmes et hommes par des données biologiques permet d’évacuer leurs raisons historiques, sociales et politiques. C’est un refus de regarder en face les possibles choix de société qui s’offrent à nous. Quelle peur essaie-t-on de conjurer en serinant toujours les mêmes rengaines ? La peur de l’indifférenciation sexuelle ? Aucune crainte à avoir : les variations entre individus sont énormes, aucun-e ne ressemble à un-e autre. Que les femmes perdent le goût de s’occuper des enfants ? Il est juste en effet qu’elles aient le choix, sans culpabilité ; et si les pères s’y mettent aussi, ce sera plus agréable pour tout le monde…

La crispation sur des représentations caduques et figées ne peut pas être constructive. Inventons plutôt d’autres relations entre les sexes, d’autres rôles adaptés aux désirs de chacun-e… Inutile de se raccrocher à un bâton de chimpanzé !

Béatrice Gamba, Mix-Cité Paris

(1) : Sous la direction de Richard Wrangham (université d’Harvard), in Current Biology, déc. 09.

(2) : Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys, Cerveau sexe et pouvoir, Paris, Belin, 2005, p. 17.

Voir aussi Colette Guillaumin, « Les harengs et les tigres. Remarques sur l’éthologie » in Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté femmes, 1992, p. 153-170.

(3) : J. Condry & S. Condry, « Sex differences : A study of the eye of the beholder », in Child Development n° 47, 1976, p. 812-819.

(4) : Vincenzo Formicola, « L’Apparition de l’homme moderne », in C. Susanne, E. Rebato et B. Chiarelli, Anthropologie biologique, Bruxelles, De Boeck, 2003.

(5) : C. Vidal et D. Benoit-Browaeys, op. cit., p. 89-90.

(6) : Idem, p. 51.

(7) : Voir Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, Paris, Éditions des femmes, 2009.

(8) : Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, « Les grands classiques de l’érotologie moderne », 2010.